Burn-out, perte de sens, désengagement… Et si ces signaux étaient aussi les symptômes d’un dialogue défaillant ? À l’occasion de la Semaine de la Qualité de Vie et des Conditions de Travail 2025, qui se déroule du 16 au 20 juin, l’heure est venue de réhabiliter une expression plus libre, plus collective et véritablement utile. Objectif : faire évoluer les conditions de travail en profondeur grâce à quatre leviers concrets de dialogue.
Le mal-être au travail n’est plus un symptôme isolé : il s’installe, s’intensifie et touche désormais une part préoccupante de la population active. En 2025, 45 % des salariés français se déclarent en détresse psychologique, selon le 14ᵉ baromètre Empreinte Humaine. Près d’un tiers des actifs seraient en situation de burn-out, et 8 sur 10 attribuent leur mal-être directement à leurs conditions de travail. Parmi les causes les plus fréquemment citées : surcharge de travail, manque de reconnaissance, management autoritaire, tensions interpersonnelles… Seuls 36 % des collaborateurs se sentent reconnus par leur hiérarchie. Quant à l’autonomie, elle reste limitée : selon le rapport 2024 de l’Inspection Générale des Affaires Sociales, 34 % des salariés déclarent devoir appliquer strictement les consignes sans marge de manœuvre.
Face à cette situation de blocage, certaines initiatives émergent pour réinventer la place du dialogue dans l’amélioration réelle des conditions de travail. C’est le cas de la plateforme Travailler Mieux, portée par l’économiste Thomas Coutrot et le politiste Bruno Palier, directeur de recherche au CNRS. Mais comment faire en sorte que cette parole soit authentique plutôt que superficielle ? Quels leviers activer pour que discuter du travail devienne véritablement un outil de transformation ? À l’occasion de la Semaine de la QVCT 2025, organisée par l’Anact sous le thème évocateur « Parler du travail, c’est productif ! », ces deux experts explorent les causes profondes du mal-être au travail et proposent quatre pistes concrètes pour redonner une voix effective aux salariés.
Le triple diagnostic du mal-être : verticalité, intensification, inefficacité
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Un management à la française, vertical et élitiste
En France, le management reste profondément marqué par une culture hiérarchique, issue du modèle élitiste napoléonien selon Bruno Palier : « Ce système scolaire met beaucoup de moyens sur très peu de gens. Cette hiérarchie, on la retrouve dans l’entreprise. » Dès l’école, on apprend à obéir, pas à débattre. Cette logique descendante structure encore profondément les relations professionnelles. « On pense encore qu’avoir le pouvoir, c’est de décider tout seul », observe-t-il. Ce modèle imprègne autant les entreprises que les services publics, et crée un déficit structurel d’écoute.
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Un travail standardisé et dévitalisé
Le malaise s’aggrave avec les logiques de reporting et d’évaluation issues du « new management » selon Thomas Coutrot. Ce tournant managérial – influencé par la financiarisation depuis les années 2000 – a « envahi l’organisation du travail », jusqu’à vider l’activité de sa substance. Les objectifs chiffrés omniprésents, les systèmes de gestion impersonnels, les ERP imposés sans concertation… Tout cela conduit à un déni du travail réel : « Ce qui compte vraiment ne peut pas être compté », résume-t-il. À cela s’ajoute l’intensification du rythme, la précarisation, la perte d’autonomie, autant de facteurs de troubles psychosociaux.
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Des dispositifs de dialogue vides de sens
Depuis les lois Auroux de 1982, le droit d’expression sur le travail existe… en théorie. En pratique, seuls 997 accords ont été recensés au cours de la dernière décennie. Certains espaces de discussion ont certes été mis en place dans le cadre de l’accord national interprofessionnel (ANI) sur la qualité de vie au travail de 2013, mais leur portée reste limitée. Pour Thomas Coutrot, ce droit à la parole a été largement dévoyé : les réunions sont bien souvent pilotées par les managers, ce qui freine l’expression libre. « Elles ont été transformées en cercles de qualité au service des objectifs de gestion », déplore-t-il. En d’autres termes, si le droit formel existe, la capacité de la parole salariée à transformer l’organisation du travail demeure marginale. Il devient donc urgent de réactiver ce droit, à la lumière du rapport 2023 des garants des Assises du travail, qui rappelle que la participation des salariés aux décisions les concernant est un levier majeur de bien-être et de performance.
QVCT : quatre pistes pour réactiver la démocratie au travail
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Créer de véritables espaces de discussion sur le travail réel
Créer de véritables espaces de discussion sur le travail réel implique d’abord de rompre avec la superficialité des échanges centrés uniquement sur un « sentiment de bien-être » souvent artificiel ou imposé. Il est nécessaire de parler ouvertement du travail concret, celui qui est réalisé quotidiennement, celui que l’on adapte ou « bricole », et également celui qu’on ne parvient pas à exécuter correctement à cause des contraintes organisationnelles. Ces espaces doivent impérativement être préservés de toute pression hiérarchique pour garantir la sincérité des échanges.
Comme le souligne Thomas Coutrot : « Le premier temps de la discussion doit être à l’abri de la pression hiérarchique ». Il ne s’agit en aucun cas de créer des moments où dominent plaintes ou ressentiments, mais plutôt d’instaurer une dynamique de lucidité productive. Le but est précisément d’identifier et de comprendre les écarts existants entre le travail tel qu’il est prescrit par l’organisation et le travail effectivement réalisé par les salariés. Ces échanges doivent être pensés comme des espaces d’innovation concrète, où la parole permet d’imaginer et de construire collectivement des solutions pratiques, adaptées à la réalité quotidienne du terrain.
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Élire des délégués du travail réel : une innovation démocratique pour repenser la prévention et l’organisation
Pour structurer une parole libre et utile sur le travail, Thomas Coutrot propose la création de délégués du travail réel (DTR), inspirés des anciens délégués du personnel mais avec une mission spécifique : organiser des discussions collectives sur le travail. Ces délégués, élus via les syndicats, seraient formés à l’animation de ces échanges et disposeraient d’un temps dédié, comme une demi-journée par mois, pour accomplir leur mission. Leurs rôles ? Identifier les blocages et écarts entre le travail prescrit et le travail réel, proposer des ajustements d’organisation, au plus près du terrain et redonner une dimension politique à la parole des salariés, en la reconnectant aux décisions de l’entreprise.
Pour cela, une reconnaissance légale et institutionnelle est indispensable : « Une loi pourrait rendre leur élection obligatoire dans les établissements de plus de 50 salariés, et instaurer un Comité sécurité, conditions et délibération du travail (CSCDT), où ces délégués siègeraient aux côtés de la direction », explique Thomas Coutrot. Ce comité se réunirait chaque mois, devenant un levier structurant pour faire remonter les besoins, prévenir les risques professionnels et réinjecter du débat démocratique dans l’organisation du travail
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Rompre avec la stratégie économique du low cost
Pour Bruno Palier, la dégradation des conditions de travail ne peut être comprise sans analyser la stratégie économique menée par la France depuis plusieurs décennies. À partir des années 1980, le pays a fait le choix de réduire massivement le coût du travail via des exonérations de cotisations sociales, en misant sur la compétitivité prix. Une politique qu’il juge contre-productive pour une économie développée comme la nôtre : « On a adopté une stratégie de pays en développement, qui n’investit pas dans la qualité, mais dans la baisse des coûts. » Cette logique a conduit à une montée de la précarité, à l’intensification du travail et à une perte de sens généralisée. À rebours de cette trajectoire, il plaide pour une réorientation stratégique majeure : considérer le travail comme une ressource et non comme un simple coût à minimiser. Il faut investir dans l’autonomie, la créativité, la coopération — bref, dans la qualité du travail. « C’est ainsi que les temps d’échange pourront être revalorisés et non considérés comme des temps improductifs », insiste-t-il.
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Redonner un rôle stratégique aux syndicats et partager le pouvoir
Selon Bruno Palier, la fragilité du dialogue social en France tient à une mise à l’écart structurelle des syndicats. « On ne leur donne pas de rôle stratégique, donc ils sont divisés et peu représentatifs. » Il appelle à leur attribuer un véritable pouvoir d’action pour recréer du lien, en s’appuyant sur trois leviers : un accès aux conseils d’administration, comme en Allemagne, où les salariés siègent à parité avec les employeurs dans les grandes entreprises, un financement stable, par exemple via des jetons de présence versés à des fondations syndicales, permettant notamment de former les représentants ou encore, une incitation à l’unité syndicale, en encourageant des structures de représentation commune pour renforcer leur légitimité. À ses yeux, la codécision, pratiquée dans les pays nordiques, ne nuit pas à la performance économique, bien au contraire : « Elle favorise la confiance, la coopération et la co-construction de solutions pérennes. »
La parole, première brique d’une entreprise vivante ?
« Parler du travail n’est pas une perte de temps, c’est un levier de transformation », résume Thomas Coutrot. Encore faut-il que cette parole ne soit pas instrumentalisée, transformée en enquête sans retour, ou noyée dans des démarches de QVCT superficielles. La Semaine de la QVCT 2025 pourrait devenir un moment décisif pour remettre la discussion sur le travail réel au cœur de l’entreprise : pas comme un moment convivial, mais comme une démarche démocratique structurante.
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