Réduire ses pauses, répondre à deux mails le dimanche ou travailler un peu le week-end pour “soulager sa semaine” : ces réflexes paraissent anodins, voire efficaces. En réalité, ils figurent parmi ces fausses bonnes idées qui sapent notre équilibre professionnel… à notre insu. Derrière ces automatismes, se cache une productivité toxique : ce besoin constant de se sentir utile, quitte à sacrifier sa santé, son attention ou ses relations.
Dans notre quotidien, les réflexes pour gagner du temps se glissent partout : raccourcir sa pause, repousser ses congés “pour plus tard”, relire ses mails avant même la reprise… Un engrenage silencieux, nourri par la culture de l’urgence et l’injonction à la performance. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : 61 % des travailleurs français se disent stressés au moins une fois par semaine. Selon l’Observatoire de l’Infobésité et de la Collaboration Numérique, 32 % des managers se reconnectent plus de cinquante soirs par an. Enfin, la Fondation Jean-Jaurès estime qu’un quart des salariés souffrent de fatigue informationnelle, conséquence directe d’une surcharge numérique continue.
Julien Gueniat, consultant, formateur et fondateur du site Organisologie, expert en gestion du temps et en performance durable, et Virginie Boutin, présidente et cofondatrice de Bloomr Impulse, coach en efficience et leadership, croisent leurs regards pour décrypter ces fausses bonnes idées qui fragilisent notre équilibre — et partager des pistes concrètes pour en sortir.
7 réflexes à éviter pour allier efficacité et énergie
1. Rafraîchir sa boîte mail toutes les dix minutes
« Dans certaines entreprises, c’est une véritable ruche numérique, où tout le monde est sans cesse connecté », observe Julien Gueniat. Résultat : une partie de l’attention reste en permanence captée par la boîte mail, maintenant le cerveau en mode réactif. Et, paradoxalement, « aucune valeur n’est vraiment créée ». Les échanges s’enchaînent sans finalité, nourrissant la dispersion plus que la productivité. Virginie Boutin y voit le symptôme d’un réflexe plus profond : « Réagir vite, répondre présent… ça peut glisser sur du toxique si on ne questionne jamais la vitesse et la qualité de ce qu’on produit. »
2. Empiler les canaux : Slack, Teams, WhatsApp…
Slack, Teams, WhatsApp… « On a désormais un effet millefeuille de canaux qui rendent la concentration encore plus difficile », alerte Julien Gueniat. À force de vouloir fluidifier la communication, on finit par la fragmenter. Les notifications se multiplient, la fatigue informationnelle s’installe, et la disponibilité permanente devient la norme.
3. Confondre vitesse et valeur
« Dans beaucoup d’entreprises, la réactivité est devenue un signe de loyauté », observe Virginie Boutin. On répond vite à son manager, on accepte chaque invitation à une réunion… sans jamais se demander si c’est vraiment utile. Résultat, « on avance sur une multitude de sujets sans jamais aller au bout », alerte Julien Gueniat.
4. Croire au mythe du multitasking
« À partir du moment où on ouvre sa boîte mail, on part en mode multitasking », avertit Gueniat. Mais la dispersion ne vient pas que de l’univers professionnel : une simple « idée parasite » peut suffire. « On pense à un rendez-vous de dentiste, on se connecte à sa banque en ligne… on s’égare. » Ce zapping permanent réduit la qualité d’attention, selon lui.
5. Traiter toutes les urgences comme si elles étaient vitales
« La plupart des urgences sont des injonctions lancées par un tiers », observe Julien Gueniat « Ne pas les questionner, c’est accepter de se laisser diriger par les priorités des autres. » Et le piège est circulaire : « Plus on gère des urgences, plus on en génère. Parce que les tâches de fond que l’on repousse deviennent les urgences de demain. »
6. Travailler pendant ses congés : l’illusion du contrôle
« Beaucoup de personnes regardent leur boîte mail pendant les vacances, pour ne pas être traumatisées par le volume au retour », poursuit Julien Gueniat. Mais ce réflexe empêche une véritable récupération psychologique. Virginie Boutin y voit une façon de justifier son utilité, surtout à distance. « Le télétravail a accentué cette peur d’être invisible ou inutile. »
7. Faire des to-do list : la fausse amie des vies complexes
« La to-do list, c’est bien quand on est écolier, sourit Julien Gueniat. Mais dès que l’on gère des projets, une équipe, on passe plus de temps à hiérarchiser qu’à agir. » Virginie Boutin complète : « Une erreur classique, c’est de mélanger sur la même liste les tâches à faire cette semaine et celles à horizon de trois mois. Résultat : on se noie dans l’anticipation ! » L’enjeu, résume-t-elle, c’est d’arrêter de tout vouloir planifier : « Mieux vaut clarifier trois priorités de la journée que lister trente micro-tâches qu’on ne fera jamais. »
Sortir de la spirale : du mode réactif au mode proactif
S’extraire de la spirale de la productivité toxique est possible, à condition d’agir sur deux leviers complémentaires : la culture d’entreprise et les pratiques individuelles. L’un sans l’autre ne suffit pas, rappellent Julien Gueniat et Virginie Boutin.
1. Repenser la culture d’entreprise
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Fixer un cadre de fonctionnement collectif
« On ne peut pas mettre la culpabilité uniquement sur le salarié, la gestion du temps et des priorités, c’est une responsabilité d’entreprise », rappelle Julien Gueniat. La direction doit donc adopter une position claire, en autorisant explicitement les collaborateurs à ne pas consulter leurs e-mails pendant certaines plages horaires – par exemple de 10h à 12h – pour libérer des temps de concentration et envoyer un signal fort : la déconnexion n’est pas une faiblesse, mais une condition de performance durable. Mais le changement culturel doit venir d’en haut : « sans impulsion managériale, les formations et initiatives locales restent sans effet. » Tester de nouvelles pratiques sur un groupe pilote, observer leurs effets, puis les diffuser à l’échelle de l’organisation est une démarche efficace pour faire évoluer les mentalités.
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Redéfinir ensemble la notion de productivité
Pour Virginie Boutin, le changement passe par le dialogue : « Il faut oser se poser collectivement la question : c’est quoi, pour nous, être utile et productif ? Tant qu’on ne la pose pas, on reste prisonniers des automatismes hérités du passé industriel. » Julien Gueniat abonde : « On mesure encore la performance avec les indicateurs des chaînes de montage. Dans ce modèle, la présence et la réactivité valent plus que la valeur créée. » Repenser cette culture, c’est redonner du sens au travail : l’impact, la qualité et la progression doivent primer sur l’activité visible.
2. Reprendre la main individuellement
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Se réapproprier son attention
Pour Virginie Boutin, « sortir des mauvaises habitudes de gestion, ce n’est pas seulement mieux s’organiser, c’est décider d’être maître de son attention ». Cette reprise de contrôle repose sur deux piliers :
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- Connaître et respecter ses limites : « Savoir où sont ses limites et les faire respecter, c’est le socle de l’efficience — valable dans la vie professionnelle comme personnelle. »
- Redevenir maître de son horloge. « Au lieu de subir et d’improviser, consacrer du temps à son organisation est la première bonne pratique. »
- Prioriser les projets, pas les tâches
Exit la tyrannie de la to-do list. « Plutôt que de faire du Tetris dans ton agenda, demandez-vous quels projets vous rapprochent de votre mission principale », conseille Julien Gueniat. Cette vision “macro” permet de simplifier ses priorités et d’éviter la dispersion quotidienne.
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Structurer ses journées en blocs de travail
Virginie Boutin invite à « créer ses propres blocs : mails, création, réflexion, réunions… et à les poser officiellement dans son agenda. Sinon, on se fait hacker son planning ! » Pendant ces blocs, les distractions doivent être éliminées : fermer Outlook, retourner le téléphone, couper les notifications. Des méthodes comme la méthode Pomodoro ou la loi de Parkinson permettent de fixer un temps précis à chaque tâche et de préserver son énergie mentale. En gros ? Une tâche, un bloc de temps, puis une pause.
Julien Gueniat, quant à lui, recommande d’ouvrir la journée par une heure de concentration profonde : « De 8 h à 9 h, pas d’e-mails, pas de Slack, pas de notifications. » Ce moment de travail sans distractions aide à sortir du pilotage « en réaction » et à concentrer son énergie sur les tâches à forte valeur ajoutée. Pour ceux qui peinent à se déconnecter, des outils comme Cold Turkey permettent de bloquer temporairement l’accès à certains sites. Enfin, Julien Gueniat propose un rituel simple : « Je décide, je fais. » Concrètement ? Le soir, avant de quitter son poste, on décide de la première tâche que l’on exécutera le lendemain. « Le matin, il faut la faire avant tout le reste : cela permet de redevenir acteur de son temps et de ses choix. »
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Traquer les « voleurs d’efficacité »
Virginie Boutin identifie trois « voleurs de productivité » récurrents : la profusion de reportings, d’e-mails et de réunions. « Ce sont des maux systémiques, ancrés dans nos organisations », souligne-t-elle. Pour y remédier, elle invite à challenger ces habitudes : interroger la qualité et la durée des réunions, des reportings ou de certains e-mails, évaluer leur utilité réelle, et oser remettre en question les pratiques qui épuisent sans faire progresser.
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