L’entreprise sort de ses murs pour inventer de nouvelles formes de collaboration. À la croisée du travail, du lien social et de la création, les lieux hybrides s’imposent comme des espaces de rencontres entre métiers, disciplines et projets — générateurs de performance, d’engagement et de vitalité territoriale.
Aujourd’hui, 38 % des entreprises françaises de plus de 10 salariés autorisent le télétravail, un chiffre qui grimpe à 66 % pour celles de plus de 100 salariés. Dans ce contexte d’hybridation croissante, les besoins d’ancrage, de proximité et de lien social redessinent les usages professionnels. C’est dans ce paysage que les tiers-lieux connaissent un essor spectaculaire. Bien plus que de simples espaces de coworking, ils accueillent professionnels, artisans, artistes, entrepreneurs, ainsi que des projets culturels et des services du quotidien. La France en compte plus de 3 500, selon l’étude IFOP « État des lieux des tiers‑lieux en France » (mai 2024) — un nombre qui pourrait atteindre 5 000 d’ici fin 2025.
À l’heure où les frontières entre travail, vie et création s’estompent, ils deviennent des terrains de brassage inattendus que recherchent les entreprises : salariés en télétravail, indépendants, étudiants, retraités, habitants du quartier… Tous cohabitent, échangent, collaborent. Des alliances improbables émergent, faisant naître des modèles inédits. Espaces d’expérimentation sociale autant qu’économique, ces espaces mêlent entreprise, société civile, monde associatif et institutions publiques pour inventer d’autres manières de produire, d’interagir, d’avoir de l’impact. À quoi ressemblent-ils ? Quelles innovations voient le jour ? Et comment ce mélange fonctionne-t-il ? Décryptage.
L’entreprise s’hybride : quatre approches du “travailler autrement”
Pour la philosophe Gabrielle Halpern, spécialiste de l’hybridation, le futur du travail ne se pense plus en silos. Il se dessine à la jonction des mondes : celui de l’économie et de la culture, de la productivité et du lien social, de l’entreprise et du territoire. Dans Tous hybrides ! Déconstruire les frontières pour inventer demain, elle écrit : « C’est à la frontière des disciplines, des métiers et des organisations que s’inventent aujourd’hui les modèles économiques et humains de demain. »
L’hybridation ne se réduit pas à une juxtaposition de fonctions ou à un open space réaménagé. C’est une démarche intentionnelle, une manière de réconcilier des logiques autrefois jugées incompatibles — créer de la valeur tout en renforçant le tissu social, innover tout en s’enracinant dans un territoire. Quatre initiatives en donnent un aperçu.
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Espace 46 (Issoire) : là où les trajectoires du travail se rencontrent
« Ce qu’on observe, c’est que les rencontres qui comptent, celles où les idées circulent et où émergent des projets — recrutements, créations d’entreprise —, se font justement de manière spontanée », souligne Marilyne Namyst, responsable du site. Ouvert en 2023 à la suite d’une consultation citoyenne, l’Espace 46 a été pensé pour favoriser le brassage des trajectoires. Ici, entrepreneurs, télétravailleurs, artisans et artistes partagent bureaux, salles de réunion, murs d’exposition, mais surtout des moments de vie où la frontière entre travail et lien social devient poreuse. Et si des collaborations émergent de manière naturelle, c’est justement parce que le lieu est pensé pour que chacun « dépasse quelque chose qu’il n’était pas venu chercher au départ » et y trouve un sentiment d’appartenance. Marilyne Namyst insiste : « Ma mission, c’est de prendre le temps de connaître les personnes, de comprendre où elles en sont, quels sont leurs besoins, pour les mettre en lien avec d’autres du lieu, du territoire, voire au-delà. »
- Le PIC (Michelin) : un carrefour où travail, culture et vie de quartier s’entremêlent
À deux pas du stade Marcel-Michelin, un site industriel historique s’apprête à changer de vocation. Dès janvier 2026, le PIC – Pôle d’Innovation Collaboratif – ouvrira ses portes à Clermont-Ferrand : 18 000 m² d’espaces hybrides pensés pour croiser les usages du travail, de la culture, de la vie de quartier et de la création. Ce lieu symbolique du Parc Cataroux – inauguré en 1921, il fut le premier pôle d’innovation du groupe Michelin dans le monde et le berceau du pneu radial, le plus utilisé aujourd’hui – s’inscrit dans un projet de reconversion plus vaste, porté par Michelin en partenariat avec les acteurs publics locaux. À terme, le site accueillera quatre pôles structurants : la Manufacture des Talents, le Centre des Matériaux Durables, le PIC, ainsi que le Quartier des Pistes. « Le PIC est pensé pour rassembler en un même lieu des entrepreneurs isolés, des équipes de grands groupes, des artisans, des artistes, des étudiants… C’est précisément à la frontière de toutes ces disciplines que s’inventent aujourd’hui les modèles économiques et humains de demain », explique Tristan Colombet, fondateur et gérant du lieu.
Doté de 2 400 postes de travail, de 97 studios d’hébergement intégrés, d’espaces de coworking, ainsi que d’une scène modulable pour accueillir séminaires, expositions ou concerts, le PIC se veut un lieu ouvert et accessible. « Nous avons fait le choix d’ouvrir entièrement le site au public. À rebours du modèle ‘bunker’ qu’on retrouve ailleurs, ici tout est pensé pour que les riverains, les étudiants, les entrepreneurs, les salariés et les artistes cohabitent, collaborent et s’inspirent », souligne Tristan Colombet. Le PIC est aussi un lieu à mission : plus de 100 arbres plantés, des matériaux biosourcés, des espaces extérieurs à chaque étage, des circulations fluides entre les bâtiments… Autant d’éléments pensés pour favoriser la porosité entre le lieu de travail et le quartier. « On construit un espace où la vie professionnelle est au cœur de la vie locale, où le travail devient lieu de rencontres et de création collective », conclut-il.
- Casaco (Malakoff) : le lieu où l’imprévu devient le moteur du travail collaboratif
« Au début, je venais simplement louer un bureau, raconte Sophie Pasquet, salariée en télétravail et utilisatrice du lieu. Et peu à peu, j’ai été conquise. Ici, on vient pour travailler, mais on reste pour la communauté, pour tout ce qu’on y découvre malgré soi. » Au sein de Casaco, tiers-lieu installé à Malakoff, on y croise des entrepreneurs du numérique, des auteurs de podcasts, des designers, des salariés en télétravail, des artisans du lien social ou encore des acteurs de l’économie sociale et solidaire. « Ce lieu n’a jamais été pensé uniquement comme un espace de location de bureaux, insiste Nicolas Lautié, président du conseil d’administration de Casaco. C’est avant tout un lieu de rencontres entre des personnes qui, ailleurs, ne se seraient jamais croisées. Elles finissent par discuter au petit-déjeuner du vendredi ou lors d’une conférence improvisée. »
Cet alliage socio-économique repose sur des rituels soigneusement pensés pour nourrir la vie du lieu. Le mardi, les nouvelles recrues présentent leur activité à la communauté ; le jeudi, des rencontres thématiques ouvrent des réflexions collectives ; le vendredi, des repas partagés tissent des liens informels d’où émergent des projets futurs. Et lorsque la nuit tombe, l’espace se transforme : concerts, débats, performances artistiques prennent le relais — le travail devient alors plus qu’un travail. « Ce qu’on vient chercher ici, conclut Sophie Pasquet, ce n’est pas simplement un bureau. C’est un lieu où l’on confronte des idées, où l’on découvre des univers que l’on n’aurait jamais eu l’occasion de croiser. Et c’est justement de ce frottement que naissent des projets qu’on n’aurait jamais imaginés seul. »
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Soliwork (Besayes) : quand le travail fait lien entre générations
Et si l’espace de travail de demain se nichait dans les endroits les plus inattendus ? C’est le pari de Soliwork, un projet porté par la société Desk, qui a décidé de transformer une partie d’un lieu de soin pour personnes âgées en un espace de travail. À Besayes, dans la Drôme, l’EHPAD des Monts du Matin accueille depuis 2025 un espace de 100 m² dédié au télétravail, à l’entrepreneuriat et aux échanges locaux. Réparti en open space, bureaux privatifs et salle de réunion, ce lieu hybride permet à des freelances, étudiants, aidants familiaux, salariés de passage ou habitants du quartier de venir y travailler… et tisser du lien.
Mais au-delà de la réponse à une demande croissante de flexibilité, le projet s’inscrit dans une logique d’innovation sociale. En utilisant des espaces souvent sous-exploités (bureaux vides, salles de réunion inutilisées, etc.), il crée une nouvelle dynamique au sein même des établissements de santé, tout en luttant contre l’isolement des résidents. Les interactions se tissent naturellement : pause-café dans le patio commun, déjeuner à la cantine, micro-événements… Autant de moments informels propices à la rencontre entre générations. « Ce type de tiers-lieu radicalement hybride montre que le travail peut être vecteur de lien, d’utilité, et de mutualisation des ressources », souligne Julian Domercq, cofondateur et CEO de Desk. « C’est une manière concrète d’ancrer le travail dans les territoires, sans artificialiser de nouveaux espaces, en redonnant vie à des lieux existants. »
L’hybridation des lieux : un plaidoyer réel pour le futur du travail ?
Ces lieux ne sont pas de simples bureaux partagés : ce sont de véritables laboratoires du travail de demain, où s’inventent de nouvelles formes de coopération. Qu’il s’agisse du PIC, de Casaco, d’Espace 46 ou de Soliwork, tous racontent la même intuition : le travail de demain sera relationnel, local et ouvert. Il s’ancre dans des écosystèmes vivants, mêlant générations, statuts et disciplines.
« Ce qu’on construit ici, ce ne sont pas juste des bureaux, mais des synergies entre métiers variés. Et c’est souvent à la frontière des disciplines que naissent les idées nouvelles », résume Nicolas Lautié. Ces tiers-lieux hybrides incarnent le modèle de l’entreprise étendue, où le travail répond à un triple enjeu : créer du lien social, servir l’utilité collective et favoriser la sobriété écologique — en réinvestissant des espaces existants plutôt qu’en construisant du neuf.
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