Et si la solitude n’était plus seulement un enjeu de santé publique, mais aussi un défi RH ? Face à l’isolement croissant des jeunes actifs, certaines entreprises tentent d’enrayer cette dynamique. Aménagements du travail, tiers-lieux, rituels collectifs… Des initiatives émergent pour prévenir ces nouvelles formes de décrochage.
En 2024, 12 % des Français vivent en situation d’isolement relationnel. Chez les 25-39 ans, plus d’un sur trois se sent régulièrement seul — deux fois plus que les 60-69 ans. Ces chiffres bousculent les idées reçues : la solitude ne concerne plus seulement les aînés ou les précaires. Elle s’immisce dans les open spaces, les visios, et même dans des équipes jeunes, pourtant ultra-connectées.
Outre-Atlantique, l’ancien ministre américain de la Santé, Dr Vivek Murthy, a parlé d’une « épidémie de solitude », aux effets comparables à ceux du tabac ou de l’obésité. Dans ce contexte, un terme japonais resurgit dans les réflexions RH : hikikomori. Il désigne ces jeunes adultes qui se retirent totalement du monde. Sans aller jusqu’à cette extrémité, nos organisations font parfois naître, malgré elles, des formes insidieuses de retrait. Comment repérer ces signaux faibles et recréer du lien au travail ? Décryptage.
Des jeunes connectés, mais seuls : le malaise invisible du travail moderne
Si le syndrome des hikikomori reste encore marginal en France, il fait écho à une tendance de fond : celle d’un isolement social croissant, notamment dans le monde du travail. Depuis l’essor du télétravail — pratiqué au moins une fois par semaine par 29 % des salariés français en 2024 —, nombreux sont ceux qui expriment un sentiment de solitude. Selon une étude de la Dares (mars 2025), près d’un quart des télétravailleurs présentent des signes de détresse psychologique. En cause : la distanciation sociale et la perte de sentiment d’appartenance. La réduction des échanges informels, l’érosion de la convivialité, et la difficulté à maintenir un collectif soudé favorisent le repli sur soi et fragilisent la santé mentale.
Mais pour Noémie Guerrin, experte en santé mentale au travail et risques psychosociaux, auteure de Prenez soin de votre santé mentale au travail… et de celle des autres (Vuibert, 2024), l’isolement des jeunes actifs ne saurait être réduit au seul effet du télétravail. Il s’enracine dans une carence plus profonde de socialisation professionnelle : « Beaucoup de jeunes sont entrés dans la vie active post-2020 sans véritables rituels d’intégration, sans ancrage collectif. Plus de hiérarchie incarnée, moins de lieux symboliques, des relations distendues… » Ce déficit structurel favorise ce qu’elle nomme un décrochage relationnel : une difficulté à nouer des liens, à se sentir partie prenante d’un collectif.
Trois symptômes ressortent tout particulièrement :
- Le désengagement affectif : « Je viens travailler, mais je m’en fiche des gens » — une phrase souvent entendue, qui traduit une absence d’attachement à l’équipe comme à l’organisation.
- L’errance identitaire : dans un monde où le travail structure encore fortement l’identité sociale, ne pas savoir où l’on se situe peut générer un profond malaise. « Si on n’a jamais vraiment habité un rôle professionnel, par quoi se définit-on ? », interroge Noémie Guerrin.
- La pression du sens : amplifiée par les réseaux sociaux, l’injonction à “aimer son job” ou à se “réaliser pleinement” peut rendre les décalages ou les solitudes vécues encore plus douloureuses.
Former les managers à détecter ces fragilités constitue une première étape clé : « Il faut les aider à repérer les signaux faibles — silences, retrait, baisse de participation — tout en évitant de pathologiser des comportements parfois simplement passagers. » Pour aller plus loin, Noémie Guérin encourage la mise en place d’EDD, les Espaces de Discussion. Il s’agit de temps collectifs, sans objectif de production, mais à fort pouvoir réparateur : « Ces espaces permettent à chacun de déposer ce qu’il vit, dans un cadre sécurisé, animé par un tiers neutre. On y parle librement, sans livrable attendu. » Noémie Guerrin évoque ce qu’elle appelle la “valeur relationnelle non productive” : ces temps “inutiles”, qui — paradoxalement — renforcent l’engagement et la cohésion. À une condition : « Un EDD ne changera rien si la parole est ignorée ou si le climat reste figé. Mais bien animé, avec une intention sincère, il peut profondément restaurer le lien. »
Recréer du lien : 4 initiatives pour rompre l’isolement
-
Management à distance : vigilance maximale pour les profils juniors
Chez Tellent, entreprise qui pratique le télétravail, la distance exige une vigilance particulière, notamment pour les profils juniors. « Les postes plus jeunes peuvent se sentir isolés, manquer de lisibilité sur leur rôle et leur progression », explique Alizé Cerulo, Head of Customer Experience. Pour y remédier, l’entreprise a mis en place une organisation autour du lien : points hebdomadaires individuels et en équipe, coffee chats informels, événements physiques mensuels. « Cela permet de créer une cohésion dans le groupe et de ne pas se contenter de l’écran. » L’accompagnement est encore plus resserré pour les jeunes collaborateurs : objectifs clairs, page de pilotage partagée, suivis écrits, et jusqu’à deux check-ins par semaine si besoin. « Même un rapide point permet de lever un doute, d’avancer et de ne pas se sentir seul face à un blocage. »La reconnaissance joue aussi un rôle clé : « Je valorise leurs succès sur Slack ou en réunion, et je sollicite la direction pour transmettre des messages de félicitations. Cela renforce leur implication. »
Sport, rituels et parrainage : le collectif au cœur de l’intégration
Chez STid, PME de 180 collaborateurs, les moins de 30 ans représentent plus de 20 % des effectifs. Et certains viennent de loin. C’est le cas de Gabriel, alternant originaire de Dijon : « Je suis arrivé sans connaître la région. Le parrainage m’a permis de ne jamais me sentir seul : j’avais immédiatement un contact de confiance. » L’accueil mêle attentions logistiques (welcome pack, viennoiseries…) et relations humaines : « L’implication des collègues dès les premiers jours rend les échanges plus naturels, même pour les plus introvertis. » Consciente que la solitude peut surgir même en présentiel, l’entreprise a structuré sa culture autour du bien-être collectif. Le projet interne RISE propose deux cours de sport hebdomadaires sur site pour inciter au présentiel et renforcer la convivialité. « Le sport permet de relâcher la pression et de créer des liens en dehors du bureau », souligne Christelle Masse, directrice des opérations, process & RSE. En effet, selon une enquête récente, 44 % des salariés estiment que le travail en présentiel favorise la création de liens amicaux. « Je ne côtoie plus certains collègues uniquement au travail, mais aussi en dehors », confirme Gabriel.
Anticiper la solitude en cas de mobilité géographique
Chez LivingPackets, start-up franco-allemande basée à Nantes, l’intégration des jeunes collaborateurs ne s’arrête pas au bureau. Elle commence bien avant, au moment où certains quittent leur ville, leurs proches, leurs repères. « Quand un jeune arrive à Nantes sans connaître personne, on ne peut pas le laisser seul face à cette transition », explique Lucie Queniot, responsable RH. L’entreprise pense l’accueil de façon élargie : à la fois professionnelle et personnelle. Dès l’annonce de l’arrivée, un lien est établi pour accompagner les premiers pas : conseils sur les quartiers où vivre, partage de repères pratiques, aide à se projeter. « Je garde le contact dès la démission. L’idée, c’est que personne ne débarque dans le vide. » Cet accompagnement s’inscrit dans un onboarding étendu : livret d’accueil, présentation progressive de l’équipe, parrainage informel avec un référent attentif… Une fois en poste, les occasions d’échange sont nombreuses : check-in du lundi matin, météo des humeurs, conversations informelles sur Slack, barbecues ou soirées conviviales. Mais l’essentiel est ailleurs : la possibilité de mettre des mots sur un mal-être si besoin. « Même un jeune bien intégré peut se sentir seul en rentrant chez lui. Quand c’est le cas, on en parle. On cherche des solutions. Une personne, par exemple, a fini par s’installer en colocation, et ça a tout changé. »
Tiers-lieux, premières lignes contre la solitude des indépendants
Derrière ses murs à Paris, Marseille, Rennes ou Saint-Nazaire, La Ruche cultive depuis 2008 une autre idée du travail. Ce tiers-lieu hybride accueille une communauté diversifiée : jeunes freelances, porteurs de projets à impact, télétravailleurs isolés, structures de l’ESS ou de l’insertion. Pour beaucoup, l’isolement fait partie du quotidien — parfois choisi, souvent subi. Sophie Vannier, co-directrice du réseau, qualifie ces espaces de care-lieux, conçus pour « prendre soin » : des personnes, du lien social, de ces fragilités ordinaires souvent invisibles dans le monde professionnel. « Il y a toujours eu ce mythe de l’entrepreneur seul dans son garage. À La Ruche, on fait le choix d’être ensemble. »
Concrètement, La Ruche propose des espaces partagés et des rituels collectifs pour entretenir le lien : déjeuners partagés, ateliers bien-être, yoga, apéros de quartier… « Partager un café, échanger quelques mots, c’est parfois ce qui permet de tenir quand on traverse une période d’incertitude économique ou personnelle. » Cette culture du care dépasse les murs du lieu : certains événements sont ouverts aux habitants, et des croisements inédits émergent avec les artisans locaux, les riverains, les associations.
Loin d’être réservée aux entrepreneurs aguerris, La Ruche agit aussi comme un filet relationnel pour les jeunes actifs et les télétravailleurs basés en région, en quête de repères et de rythmes structurants : « Ce sont souvent des personnes en full remote, qui viennent chercher un visage, un rythme, un lieu où exister autrement que derrière un écran. »
A lire aussi :
– Santé mentale des jeunes parents : pourquoi les entreprises doivent se saisir de ce sujet
– Vie pro – Vie perso : 5 clés pour (re)trouver l’équilibre