Oui, le monde du travail change vite. Cela peut déstabiliser. Mais pour Philippe Silberzahn, professeur en stratégie à l’EM Lyon, ce n’est pas une fatalité : c’est même une chance. Dans son livre Tracer sa voie dans l’incertitude (Diateino), il propose une alternative. Non plus chercher absolument sa voie, mais apprendre à la tracer soi-même, pas à pas, en s’appuyant sur le réel et sur ce qui nous ressemble.

Si l’effritement des modèles professionnels nous déstabilise autant, c’est parce qu’il touche à des repères profondément ancrés : la valeur du diplôme, la logique du mérite, l’idée qu’un effort finit toujours par payer. « L’incertitude existe parce que les grands modèles sur lesquels on s’est construits sont contestés. Certains sont en obsolescence », observe Philippe Silberzahn. Pour beaucoup, c’est un choc presque intime. Et cette déstabilisation concerne une grande partie des actifs : « Le modèle ‘plus j’avance en âge, plus je stabilise’, c’est fini », note-t-il. 

Promesse du diplôme, promesse du mérite, promesse de la retraite… ces acquis implicites qui nous aidaient à nous projeter tiennent de moins en moins. D’où ce malaise diffus, ce sentiment de flou qui pousse chacun à s’interroger sur sa manière d’avancer dans un monde devenu moins prévisible. Plutôt que d’en faire une source d’angoisse, Philippe Silberzahn y voit une opportunité : celle de reprendre la main et de tracer sa propre voie. Dans son ouvrage, il propose huit règles pour y parvenir. Durant cet entretien, nous en avons exploré quelques-unes pour amorcer la réflexion.

Comment tracer sa voie : trois principes clés

  • “Tracer” plutôt que “trouver”

Pour Philippe Silberzahn, s’appuyer sur une trajectoire toute tracée n’a plus de sens dans un environnement où les repères professionnels se transforment en permanence. « Aujourd’hui, il n’y a plus de voies. Cette approche linéaire est obsolète. L’enjeu n’est pas de trouver une voie existante, mais de la créer », insiste-t-il. Cela ne signifie pas se réinventer en permanence ni viser un destin hors norme, mais accepter une manière d’avancer plus modeste, plus artisanale. Il invite à imaginer sa carrière comme un espace à cultiver : un terrain qu’on façonne pas après pas, à partir de ce que l’on est et de ce que l’on découvre en chemin. Une façon de reprendre prise dans un monde mouvant, en retrouvant un geste d’action simple et personnel plutôt qu’une quête abstraite de “la bonne voie”.

  • Partir de sa singularité… sans s’enfermer

Cette approche demande de s’appuyer sur un socle personnel : sa singularité. Non pas au sens d’un « sois unique », mais comme un repère intime, un point d’ancrage qui aide à décider. « La singularité est un point de référence », explique Philippe Silberzahn. Ce repère permet de discerner ce qui fait sens de ce qui relève simplement de la mode ou de la pression sociale.

Mais cette singularité n’a rien d’un refuge individualiste. Elle existe, dit-il, dans la relation aux autres : elle se construit et s’enrichit au contact de ce qui nous est différent. C’est même une façon d’échapper aux logiques de confrontation qui imprègnent aujourd’hui le débat public et le monde du travail. Trouver cet équilibre permet d’aller vers les autres sans perdre pied, de rester soi-même tout en restant ouvert.

  • Se réconcilier avec le réel

Tracer son chemin suppose aussi de prendre de la distance avec les discours simplificateurs. Pour Philippe Silberzahn, cela commence par un réflexe simple : « Quand on vous dit “c’est évident”, demandez-vous : est-ce si évident que ça ? » Ce « scepticisme de bonne allure », comme il l’appelle, n’est ni du cynisme ni une posture de doute permanent. C’est une manière de créer un léger écart, juste assez pour ne pas se laisser absorber par les grandes narrations anxiogènes qui prospèrent en période d’incertitude. Il les nomme les « feux extérieurs » : « Plus ils sont forts, plus ils sont fragiles », alerte-t-il. D’où l’importance d’une forme d’hygiène mentale : choisir ce que l’on laisse entrer, trier, ralentir, et revenir à ce que l’on peut réellement observer, comprendre ou expérimenter. Un geste simple, mais essentiel pour rester lucide. 

Renverser les évidences pour avancer sereinement 

  • Repenser l’ambition au quotidien

Philippe Silberzahn invite à revoir notre manière de penser l’ambition. Selon lui, elle ne peut plus se réduire à un objectif lointain, précis, voire millimétré. « Être ambitieux, ce n’est pas avoir un objectif très clair. Cela peut être travailler avec des gens que j’aime tout simplement », résume-t-il. Une ambition qui ne vise plus à cocher une destination idéale, mais à cultiver des conditions de travail qui nous portent réellement. Par exemple, continuer à progresser, s’entourer de personnes inspirantes, ou encore prendre plaisir à ce que l’on fait.

Ce renversement place l’ambition dans le quotidien plutôt que dans un horizon à dix ans. Elle se mesure dans la qualité du geste, dans l’envie de bien faire, dans la joie partagée avec ceux qui nous entourent. Une ambition moins spectaculaire, certes, mais beaucoup plus vivante, et probablement plus solide que des plans à long terme. 

  • Sortir de l’injonction du “grand pourquoi”

Autre renversement : cesser de croire que chacun doit poursuivre une mission quasi existentielle pour donner du sens à son travail. Philippe Silberzahn remet clairement en question cette injonction, popularisée notamment par le fameux « Start with why » de Simon Sinek, qui a fini par ériger le “grand pourquoi” en critère indispensable de réussite ou d’accomplissement. Il cite d’ailleurs cette phrase attribuée à Steve Jobs : « La vision, c’est la maladie infantile du management. » 

Pour lui, cette quête d’un sens grandiose finit souvent par éloigner du travail réel plutôt que de l’éclairer. Le sens n’a pas besoin d’être démesuré pour être profond. Il défend un retour à la simplicité : « Pourquoi dire aux gens que seule la cathédrale est respectable et pas tailler des pierres ? », insiste-t-il. 

  • L’expertise, un capital désormais fragilisé ?

Enfin, Philippe Silberzahn invite à regarder en face un phénomène qui touche désormais de nombreux secteurs : la fragilisation des métiers fondés sur la connaissance. Pendant longtemps, l’expertise était une forme d’assurance. Plus on accumulait de savoir, plus on consolidait sa position et sa valeur sur le marché du travail. Ce bouleversement ne signifie pas que les experts deviennent inutiles, mais que leur savoir n’agit plus comme une protection automatique. L’enjeu devient donc moins de défendre une position acquise que de trouver d’autres manières de progresser, d’entretenir son énergie et de rester dans une dynamique vivante. 

S’inspirer de Spinoza et Montaigne pour avancer autrement

  • Retrouver l’élan qui nous met en mouvement

Philippe Silberzahn s’appuie sur Spinoza et son concept de conatus, qu’il associe à l’élan intérieur, à cette envie de faire qui nous met en mouvement. Il y voit une façon de comprendre l’ambition autrement. « Cet élan peut prendre des formes très diverses : consacrer de l’énergie à sauver la planète, réparer une voiture, apprendre la cinquième de Rostropovitch ou s’engager bénévolement », explique-t-il. Autant d’actions qui mobilisent parce qu’elles résonnent avec ce que nous sommes. C’est cette dynamique intérieure, ce mélange de continuité et d’évolution, qui permet de tracer sa voie sans chercher à devenir quelqu’un d’autre, simplement en s’appuyant sur ce qui nous fait vraiment avancer.

  • Assumer nos contradictions pour avancer

Autre compagnon de route proposé par Philippe Silberzahn : Montaigne. Il l’apprécie pour sa capacité à assumer pleinement ses contradictions, une posture profondément moderne à l’heure où la cohérence est devenue une pression permanente. D’ailleurs le philosophe le dit avec simplicité : « Je suis ambitieux, mais un peu feignant. »  Pour avancer, il ne s’agit donc pas de se conformer à l’image parfaite et constante qu’on attend parfois de nous, mais d’apprendre à se connaître sans se juger. « Il faut se connaître avec exigence et bienveillance », rappelle Philippe Silberzahn. C’est aussi une forme de résistance qu’il propose : refuser le fantasme du “moine-soldat”, qui devrait être discipliné, cohérent et infaillible en toutes circonstances. 

Accepter nos failles, nos hésitations, nos contradictions, c’est accueillir notre humanité, et paradoxalement, gagner en solidité dans un monde qui exige sans cesse de performer. Ajoutons que c’est aussi beaucoup moins fatiguant. 

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Diplômée de l’ESC Reims, Laure Girardot a 10 ans d’expérience en tant que consultante en change management, communication et ressources humaines. Aujourd’hui, elle est journaliste indépendante travail, RH et management.

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